2005 — ATELIER CINÉMA – LES MOTS ONT UN SENS

Récit d’une expérience cinématographique sur le sens des mots.

Depuis la recherche d’un titre pour un film réalisé collectivement par des détenus de la prison des Baumettes, « Les mots ont un sens » réalisé par Chris Marker à propos de François Maspero semblait s’imposer. Pourquoi ?

Nous oublions parfois le sens des mots, le sens exact. D’où vient-il ce mot, ce sens ? Le langage officiel ne retient que certains sens. Pourtant, d’autres sens lui échappent, existent en dehors de lui.

Le mot enferme généralement un sens, parfois des sens, souvent des sensations.
Le mot, fermé, emprisonne mais aussi libère. Quand j’écris “arbre” : forcément c’est l’essence de l’arbre que je vois, l’arbre “universel”. Mais en même temps je vois le peuplier, le chêne, l’arbousier … Le sens qui restreint, le référent universel qui fait rêver.
Une image représente un arbre (plus précisément cet arbre-ci) et c’est rare de voir au cinéma dans l’image d’un arbre l’arbre universel (chez R.Bresson ou chez Mizogushi peut-être).

Les mots peuvent aussi être détournés, changer de sens, suivant le contexte où on les emploie.
Les mots, enfermés dans un contexte (social, urbain, politique, technique, etc) prennent de nouveaux sens, des fois retrouvent leurs sens premiers.
Détourner le sens du mot est parfois retrouver son sens caché, original, oublié, c’est rêver un peu.

Là où les gens sont enfermés, le mot peut être source d’évasion, de liberté, d’imaginaire, de confrontation, de contradiction. Il va aussi résonner (si on le fait entendre) aux gens “libres” qui jamais n’avaient songé à un autre sens à ce mot.

“De fait, il y a dans le langage peu de mots propres pour beaucoup de mots impropres, mais on sait bien ce que parler veut dire.”
St Augustin “CONFESSIONS”

De mars 2004 à février 2005, j’ai été invité par l’association “Lieux Fictifs” à mener une expérience cinématographique, à raison de deux journées par semaine, au sein des Ateliers de Formation et d’Expression audiovisuelle au Centre Pénitentiaire de Marseille.
Le résultat de ce travail est le film “MOTS POUR MAUX”, court-métrage de 35 minutes.
En amont du travail de réalisation j’ai dispensé un apprentissage technique (découverte et réflexion sur les techniques de l’image, du son et du montage) et théorique (réflexion sur l’image cinématographique, les différentes façon de créer du sens, l’économie de moyens tout cela au vu essentiellement mais pas exclusivement de l’œuvre de Robert Bresson) afin que chaque détenu puisse être indépendant dans sa réalisation.
Nous avons ensuite travaillé sur les notions de limites, de frontières et de passage. En effet alors qu’on nous fait apparaître des frontières nettes entre différents pays, entre l’âge enfant et l’âge adulte (la “majorité”), entre le licite et l’illicite, entre le sain et le malade nous avons tous expérimenté une fois ou l’autre la perméabilité de ces frontières : en traversant un paysage à pied, se retrouver dans un pays étranger sans même s’en apercevoir, etc.
De ces réflexions est issu un travail sur le double sens des mots. En effet, pour une personne comme moi qui ne connaissait pas le milieu de la prison, j’ai été étonné d’apprendre des sens nouveaux à certains mots que j’utilisais différemment à l’extérieur de ce milieu. Ainsi la cantine n’est pas le lieu où l’on prend ses repas, le réfectoire, ni la lourde valise de voyage mais l’action de commander des produits de première nécessité disponibles au sein de la prison. Ainsi le yo-yo, la Brinks, l’écrou, etc.
Ces mots me semblèrent alors source de rêve, d’imagination, de liberté, d’évasion, de passage d’un “dedans” à un “dehors”.

Chaque stagiaire a donc choisi un mot et en a défini deux sens avec des images et des sons. Ainsi le film “MOTS POUR MAUX” est-il constitué de huit petits courts métrages : “Écrou”, “Greffe”, “Horizon”, “Promenade”, “Cantine”, “Le temps”, “Yo-yo”, “Cellule”.

Cette expérience riche, profonde et passionnante m’a amené à vouloir la poursuivre dans d’autres lieux institutionnels (Collège Camille Raymond à Château Arnoux ; Collège Pasteur à Marseille ; Centre des Hirondelles, école spécialisée pour enfants sourds et muets) et, pourquoi pas, à aboutir à un film plus global, de 26 courts métrages ou plus formant un abécédaire complet.

Ce projet de film c’est aussi (re)donner la parole à ceux qui en sont généralement privés par leur enfermement (dans le sens premier, c’est-à-dire enfermés dans des murs mais aussi dans leur temps, dans leur fonction, dans leur dérive, dans leur état de non-adulte, de rejetés) : les prisonniers mais aussi les personnes hospitalisées, les adolescents face à l’éducation obligatoire, se retrouvant dans un même espace temps 5 jours sur 7, 9 heures sur 24.
C’est donner à ces personnes la possibilité de réfléchir sur leur réel, la possibilité d’imaginer, de rêver, de s’évader, de créer.

Ce qui réunit ces catégories de la population, c’est qu’elles se retrouvent dans un territoire institutionnel définit par un espace temps particulier. Cet espace temps est déterminé par sa fonction (santé, sécurité, éducation). Ces catégories ne se retrouvent pas toujours volontairement dans ce territoire. Pour chacun la durée de cette situation n’est pas fixée (remise de peine dans le cas des détenus, redoublement ou exclusion dans le cas des élèves, pouvoir médical dans le cas des malades).

Ce film ne veut pas être un documentaire sur le milieu de l’enfermement mais interroger le dehors, l’ordinaire, de l’intérieur d’un milieu, confronter le dehors et le dedans, le film veut aussi être un passeur, un échange symbolique entre le dedans et le dehors.
Le spectateur en voyant des sens nouveaux se réinterrogera sur le sens commun. En effet le mot, les mots qu’on utilise tous les jours et souvent à tors et à travers en viennent à être dénués de sens.
Le film voudrait, en abordant les mots dans un esprit ludique aussi questionner cette limite entre ce dedans et ce dehors : toutes et tous nous avons vécu ce moment où on passe d’un état à un autre sans percevoir exactement la frontière (passer de l’adolescence à l’âge adulte, de la légalité à l’illégalité, d’un état de santé à la maladie, d’un statut social à un autre).

Ce film veut étudier à chaque fois de façon différente comment s’opère ce glissement du sens, comment les deux sens du mot (celui de l’intérieur, celui de l’extérieur) s’opposent, se confrontent, jouent l’un avec l’autre. Le film veut jouer avec les mots et leur sens, leurs images et leurs sons. Formellement aussi, par différents aspects (chaque mot aura son traitement propre), le film veut interroger le rapport du mot à l’image, de l’image au son, du mot à sa sonorité, du sens des mots au sens des images, des sons et du sens cette confrontation.